Une nouvelle vie de sainte Aldegonde (Acte 1)

Dans quelques mois, l'église saint Pierre saint Paul de Maubeuge rouvrira avec une nouvelle présentation du trésor de sainte Aldegonde. Occasion rêvée de présenter avec les objets du trésor, une histoire de sainte Aldegonde et du chapitre des chanoinesses de Maubeuge. Pour cela, la documentation est abondante. On écrit cette histoire depuis plus de 1000 ans. L'été est l'occasion de lire et d'écrire. Lire les travaux  de Z. Piérart, C. Liétard, Otto Dittrich, Michel Rouche, Gilles Deregnaucourt, François Caron, Geneviève Bûhrer-Thierry, Charles Mériau, Brigitte Beaujard, Etienne Louis et surtout Jean Heuclin qui m'a donné pas mal de documentation. Écrire, c'est à dire essayer de rédiger un texte compréhensible par le plus grand nombre. Je mets ici en ligne ce texte qui est loin d'être achevé. N'hésitez pas à vous joindre à ce travail en y collaborant, apportant remarques, propositions, iconographie pour l'établissement de ce texte et des documents qui seront à la disposition des visiteurs.

 

André Benoît Drappier

 

abdrappier@orange.fr

 

 

Nouvelle histoire
de sainte Aldegonde


11 siècles d’histoire

 

Le 30 novembre 1791 est une date qui marqua l’histoire de Maubeuge. Pour la dernière fois, une messe rassemble 23 femmes issues du très ancien et prestigieux chapitre des chanoinesses de sainte Aldegonde. La politique religieuse de la Révolution française met fin à l’existence de nombreux monastères et institutions religieuses. C’est le cas du chapitre des chanoinesses qui est dissous après 11 siècles d’une longue histoire.

 

Une histoire qui a commencé au 7ème siècle avec une jeune femme de la noblesse franque : Aldegonde et la fondation d’une communauté religieuse.

 

En 2015, cette histoire est remise en valeur avec la restauration de l’église saint Pierre saint Paul de Maubeuge qui abrite le trésor de sainte Aldegonde. La nouvelle présentation du trésor permet de découvrir à la fois les quelques objets présentés, leur histoire, celles d’Aldegonde et de la communauté qui durant 11 siècles ont profondément marqué Maubeuge et ses habitants.

 

Comment connait-on Aldegonde ?

 

Aldegonde est née entre 629 et 639 sous le règne des rois mérovingiens Clotaire II ou Dagobert Ier. Elle mourra le samedi saint de l’année 684 et sera inhumée à Coussolre. Son corps sera déposé plus tard, un 30 janvier à Maubeuge, date où elle sera fêtée. Comment connait-on sa vie ? Grâce à un genre littéraire, très répandu au moyen-âge : les vita. La vita est un texte qui raconte la vie et les miracles d’un saint. Si ces vita comportent une part légendaire, ils sont aussi une source historique précieuse sur les faits, les hommes et les mentalités.

 

L’évêque Athanase d’Alexandrie écrivit au 4e siècle une vie d’un moins du désert Saint Antoine. Ce texte a eu une importance considérable dans l’histoire du christianisme. Il fut le premier d’une très longue série de vie de saints. Parcourir ces nombreuses vita, nous montre une sainteté qui évolue au fil de temps. Le saint est d’abord un martyr tué pour sa foi, puis un confesseur qui témoigne en se retirant du monde pour une vie d’ascèse et de prière. Enfin le saint est un homme ou une femme actif au sein du peuple chrétien, abbé, évêque, roi...

 

Six vies d’Aldegonde furent écrites entre le 8e et le 12e siècle, 13 autres suivirent jusqu’à nos jours. L’historien Michel Rouche attribue la première d’entre-eux à une moniale anonyme contemporaine d’Aldegonde. Arrivée très jeune au monastère de Maubeuge, elle connut la fondatrice, alors qu’elle était «toute petite fillette». Elle y écrit cette vita dans la première moitié du 8e siècle dans un latin d’une grande qualité ce qui montre le haut niveau de culture, de transmission et d’enseignement des monastères de cette époque.

 

Que nous raconte la «vita» d'Aldegonde ?

 

La première vita est d’abord un texte mystique qui fait beaucoup de place aux visions d’Aldegonde mais qui nous donne aussi des éléments sur sa biographie et son milieu de vie.

 

Cette première vita nous dit qu’Aldegonde vit au temps de roi Dagobert. Née dans une famille noble, elle est la fille de Walbert et de Bertille. Elle qui était riche choisit de se faire pauvre par amour pour le Christ, assidue à l’aumône et à la lecture. Pour échapper au mariage voulu par sa mère, elle se réfugie auprès de sa soeur Waudru. Plus tard, elle fondera une communauté monastique, devenant «la mère des moniales». À sa mort, elle sera enterrée dans le domaine familial à Cousolre avant d’être ramené dans le monastère de Maubeuge qu’elle avait fait construire.

 

Les vita qui suivront apporteront de nombreux compléments, notamment sa fuite pour échapper au mariage avec Eudon. Traversant des bois puis la Sambre, elle arrive dans un lieu inculte, couvert d’arbustes et de buissons. Dans ce lieu propre à la vie de solitude, elle construit une hutte de branchage et appelle cet ermitage Malbodium qui deviendra Maubeuge. C’est à l’évêque missionnaire Amand qu’elle confie son désir de vie religieuse. Il la consacra dans cette vocation en lui remettant le voile. Rentrée à Maubeuge, elle est rejointe par des compagnes, les premières étant ses nièces Maldeberte et Aldetrude, filles de Waudru. Ce fut le temps de l’installation du monastère, église et cellules, de la mise en culture du domaine.

 

Ces vita sont une source précieuse pour la connaissance de l’histoire d’Aldegonde et du monastère de Maubeuge mais elles ne sont pas les seules. L’histoire et l’archéologie ont ces dernières années profondément renouvelé notre compréhension de ces périodes. C’est dans ce cadre qu’il nous faut relire les vita.

 

Une jeune femme de la noblesse franque

 

Aldegonde, fille de Walbert et de Bertille, nièce de Gundoland et de Landri. Ces noms germaniques nous emmènent chez les Francs. Les hommes de la famille d’Aldegonde occupaient des hautes fonctions sous le règne de Clotaire II et de Dagobert Ier ; maires du palais pour Gundoland et Landri, c’est à dire le second personnage du royaume après le souverain ; responsable d’un fiscus, c’est à dire de terres appartenant au domaine royal pour Walbert.  Bertille, serait rattaché à Pépin Ier ou à Bertrude, épouse du roi Clotaire II. C’est donc dans une riche et puissante famille aristocratique que naît Aldegonde.

 

La région de Bavay, puissante cité des Nerviens, est un noeud de communication. De grands domaines fonciers y sont implantés. Celui de Maubeuge est évalué à 5 000 hectares. On se trouve ici sur les arrières du «Limes», la frontière relativement étanche que Rome a établi dès le 1er siècle le long du Rhin et du Danube. Une frontière menacée quand vient au IIIe siècle un temps de crises alliant refroidissement climatique, révoltes fiscales, pénétration de populations germaniques ; tout cela entrainant de graves troubles politiques et une diminution de la population dans les régions les plus touchées.

 

Sécuriser les frontières est une nécessité qui fait entrer un peuple germanique originaire des boucles du Rhin, les Francs, dans l’histoire de la Gaule romaine. L’empereur Constant implante dès 340 des Francs saliens dans la vallée du Rhin. Puis ils s’installent dans le nord de la Gaule, aujourd’hui la Belgique et le Nord-Pas-de-Calais jouant un rôle important de protection militaire. Ils entretiennent d’excellentes relations avec les autorités gallo-romaines, notamment les évêques. Leur conversion au catholicisme leur donnera un grand avantage car ils seront le seul peuple «barbare» à partager la même religion que les populations gallo-romaines. Leurs concurrents Burgondes et Wisigoths ayant eux adoptés une autre forme de christianisme : l’Arianisme.

 

Hiver 407, les Vandales et les Alains franchissent le Rhin «gelé» pour entrer dans l’Empire. Longtemps, l’histoire a vu dans cet événement le début de ce qu’on appelé «les grandes invasions». L’installation de populations germaniques dans l’Empire Romain est aujourd’hui perçu comme un phénomène complexe de migrations qui s’étale sur plus d’un siècle et concerne des populations peu nombreuses. Même si on manque de chiffres précis, on évalue ces tribus germaniques à moins de 1 % de la population de l’Empire.

 

L’arrivée en Europe centrale de populations asiatiques, ceux qu’on appelle les Huns provoque des déplacements de populations, un effet domino. Et ce qu’on vient chercher dans l’Empire, c’est d’abord une protection. Pour faire face aux attaques contre cette frontière, des points de défense sont installés et des soldats sont recrutés dans les tribus germaniques. Des germains intègrent l’armée, parlent le latin, se frottent à la civilisation romaine. On a donc à la fois des «barbares» au service de Rome et de sa défense, et d’autres qui l’attaquent et la pillent. Certains chefs germaniques vont faire une carrière remarquable dans l’armée romaine et obtenir les fonctions les plus hautes, signe d’une remarquable assimilation.

 

Les Francs sont l’un de ces «peuples» germaniques qui ambitionnent de rejoindre l’élite de la population gallo-romaine, de partager leur culture. L’Empire romain a une puissante capacité d’intégration qui sera renforcé par l’universalisme chrétien. Les mariages seront un puissant outil d’intégration. Au bout de 3 ou 4 générations, il est parfois difficile de savoir qui est gallo-romain ou qui est franc.

 

Les années 400 à 420 sont des années difficiles. Des bandes militaires germaniques parcourent l’Empire pour s’y trouver une place. Rome est mise à sac par les Wisigoths d’Alaric. On entre dans un temps de compétition pour le pouvoir entre des généraux d’armées romano-germaniques. Un chef barbare doit pouvoir compter sur le soutien d’une suite armée de compagnons. Il les conduit à la guerre, leur assure une protection, leur donne le gîte et le couvert souvent sous forme de terres, d’un domaine où s’installer. Le long des routes qui relient Boulogne, Bavay et Cologne, sont érigées des tours fortifiées tenues par des soldats germains intégrés à l'armée romaine. Ils défendent la frontière contre une immigration clandestine. En échange du service des armes, ces troupes reçoivent des terres à cultiver.


La Gaule romaine du 5e siècle est en pleine transformation avec le développement du christianisme et l’intégration progressive des peuples germaniques. On peut parler à la fois de rupture et de continuité. Rupture pour une Gaule qui devient un creuset de nouvelles identités politiques avec les royaumes barbares des Wisigoths, des Burgondes et des Francs. Continuité avec un paysage institutionnel et administratif de la Gaule qui reste dans une large mesure celui qu’a façonné Rome depuis 500 ans et qui demeurera longtemps encore.

 

Tout au long du 5ème siècle, les Francs vont prendre de plus en plus de pouvoir en Gaule. En 482, à la mort de son père Childéric qui sera enterré à Tournai, Clovis devient roi des Francs. Il va unifier le nord de la Gaule avant de s’emparer de l’Aquitaine. Clovis meurt à Paris en 511.

 

Le pouvoir est alors partagé entre ses fils suivant les coutumes germaniques. Le royaume des francs verra l’alternance de périodes d’unité du pouvoir et de périodes de division. Une division pouvant entraîner des périodes de violence et de lutte pour le pouvoir. Une lutte qui n’est pas seulement limitée aux familles régnantes mais qui par le jeu des alliances touche tout le royaume. Le pouvoir de chaque souverain dépendait en effet de son habileté à récompenser et à entretenir les fidélités des grandes familles aristocratiques.

 

Après des années d’une interminable guerre civile (570-613), dont la mémoire historique a gardé les noms des reines Frédégonde et Brunehaut, reviennent des tesmps meilleurs. Les règnes de Clotaire II (613-629) et de Dagobert Ier (629-639) sont considérés comme l’apogée de la royauté mérovingienne. Ces deux rois sauront maintenir l’unité du royaume tout en assurant l’autonomie de ses 3 grandes parties  : Neustrie, Austrasie et Bourgogne. C'est durant cette période d’unité, de paix et de prospérité que naît Aldegonde (vers 629-639).

 

Le pouvoir n’est pas seulement royal, il est aussi assuré localement autour de 3 grandes fonctions : l’exercice de la justice, le rassemblement de l’armée et la perception des revenus fiscaux. Ce sont ces pouvoirs importants qu’exerce un homme comme Walbert, le père d’Aldegonde sur ce territoire stratégique qui est frontalier entre Neustrie et Austrasie. Des indications généalogique montrent la famille de Walbert très liée au roi ce qui aide à comprendre les responsabilité qui sont les siennes sur un territoire qui couvre le fundus de Maubeuge et les villae de Solre st Géry, Solre sur Sambre, Cousolre, Solrinnes, Solre le château, Grandrieu, Trélon, Virelles, Froidchapelle, Blissy. Tous ces lieux sont à noter car  ils resteront en possession du chapitre des chanoinesses de Maubeuge jusqu’en 1791, ce qui marque une très remarque stabilité.

 

À la mort de Dagobert, le pouvoir dans le royaume franc est à nouveau partagé, et sera l’enjeu de luttes parfois sanglantes. Plusieurs rois y perdront la vie.

 

La Gaule christianisée

 

Le Christianisme est introduit en Gaule très tôt dès le 2e siècle, par de petites communautés orientales de marchands juifs de langue grecque. Lyon connaît des persécutions en 177. Des évêques sont attestés dès le 3e siècle. En 313, l’empereur Constantin adopte le christianisme comme religion personnelle et dès 314 se tient à Arles un concile, auquel participent 16 évêques gallo-romains. Le développement du christianisme dans le nord de la Gaule sera plus tardif.

 

Le christianisme prend plusieurs formes. Les deux principales sont un christianisme des villes autour des évêques et un christianisme des monastères.

 

Dans les villes où il résident les évêques construisent des ensembles comprenant une église-cathédrale, un baptistère, des bâtiment pour le logement des clercs, pour les écoles. Les évêques proviennent des élites gallo-romaines. Leur rôle dans la cité ne va pas seulement être religieux mais administratif. Dans les temps de trouble où une grande partie des élites se détourne des responsabilités publiques, l’évêque deviendra souvent le défenseur de la cité.

 

Aux temps mérovingiens, Cambrai est un siège épiscopal occupé par quelques grandes figures comme Géry, évêque austrasien originaire d'lvois-Carignan, animé d'un grand idéal ascétique ou Aubert, formé au monastère de Luxeuil.

 

Une autre forme du christianisme est le monachisme. Influencé par le livre d’Athanase d’Alexandrie sur saint Antoine du désert, des ermites s’implantent en Gaule cherchant à rompre avec la société pour se consacrer à Dieu. Puis à la suite de Martin à Ligugé (361), d’Honorat aux îles de Lérins (vers 400) naissent les premières communautés monastiques. La plupart du temps, une communauté se développe autour d’un maître qui va organiser la vie commune autour de règles. Césaire d’Arles, moine à Lérins puis évêque d’Arles écrit deux règles monastiques (vers 500), d’abord pour les femmes, puis pour les hommes fondés sur la pauvreté et la stabilité.

 

Le premier monachisme gaulois en rupture avec le monde va se transformer. Si le monastère reste un monde clos où celui (celle) qui y entre quitte le monde, la communauté s’intègre à la société par de nombreux liens tant spirituels que matériels. Une figure va dominer cette période, c’est celle de Colomban, un moine irlandais qui entreprend sur le continent un pèlerinage perpétuel (XXX - 615). La forme de vie qu’il propose, en fondant les monastères de Luxeuil et Fontaines va séduire nombre d’hommes et de femmes. On connaît 200 monastères fondés en Gaule au 6e siècle et 300 au 7e. Colomban propose sa propre règle mais surtout celle de saint Benoît (écrite vers 520). Écrite avec simplicité et clarté, elle promeut la vie communautaire, chaque moine ne pouvant faire son salut qu’avec le soutien des autres ; elle donne une place majeure à l’abbé qui conduit la communauté, demande au moines obéissance et stabilité. La vie dans les monastères se partage en 3 activités : le travail manuel, la lectio divina, méditation personnelle de la Bible et l’opus dei, la prière communautaire sous la formes d’offices rythmant la journée.

 

La vie monastique séduit dans une société ou la recherche du salut après la mort prend de plus en plus d’importance. Peu à peu s’impose l’idée que les vivants et les morts ne sont que momentanément séparés dans l’attente du jugement dernier. On se fait moine pour suivre le Christ et pour prier pour le salut du monde. On soutient un monastère par des dons en argent ou en terres, pour que la communauté prie sans cesse pour le salut de notre âme tant du vivant du donateur qu’après sa mort. À la suite des saints dont les tombeaux sont souvent au coeur des églises, moines et moniales apparaissent comme ceux qui intercèdent auprès de Dieu pour les vivants et les morts.

 

Colomban va être à l’origine d’une vague de fondations en une période où le christianisme s’étend de plus en plus des villes aux campagnes. À coté des grandes églises urbaines, les «paroisses», se multiplient les "oratoires". Ces églises rurales accèdent à l’autonomie, d’autant que dans le courant du 6e siècle, les prêtres purent remplacer les évêques dans certaines de leur fonctions : célébrer la messe, prêcher, administrer le baptême, assurer des rudiments d’instruction par l’apprentissage du psautier, gérer un matricule à l’intention de plus démunis. Des donations permettent à certaines de ces églises rurales de connaître une réelle autonomie économique.

 

C’est dans ce contexte de christianisation des campagnes que Colomban encourage les monastère à l’indépendance tant à l’égard des autorité politiques que des autorités religieuses, l’évêque et son clergé. À partir de 640, beaucoup de monastères obtiennent le privilège d’immunité. Ce privilège permet aux familles fondatrices de garantir leurs droits sur les sanctuaires, encourageant une forme de vie monastique qui va nous intéresser particulièrement, ce sont les «Eigenkirchen» ou  «Eigenklöster»», de petites communautés religieuses familiales.

 

Déjà connues dans l’antiquité tardive, elles vont connaître un succès remarquable en Gaule après le voyage de moines irlandais. La fondation d’une telle communauté religieuse permettait de donner un caractère sacré à un domaine familial. Nombre de monastères sont fondés sur de vastes domaines fonciers, pouvant devenir des pôles économiques importants et assurant la vie de la communauté. Le bien donné devenait la propriété du saint patron du monastère mais la famille fondatrice en gardait pour partie le contrôle d’autant que c’est souvent un membre cette famille qui dirige la communauté.

 

C’est le cas à Maubeuge où la succession d’Aldegonde sera successivement assurée par deux de ses nièces Aldetrude et Maldeberte. Ce type de monastère patrimonial devenait le point d’unité de la famille. À la fois,  lieu de culture permettant l’éducation des enfants, d’accueil des gens âgés, de mémoire des défunts enterrés à proximité dont le souvenir est rappelé chaque jour dans la liturgie. L’attachement d’une famille à son monastère  se marque aussi par des donations soigneusement enregistrées.

 

Ce sont les femmes et les communautés féminines qui assuraient au mieux ces différentes fonctions. Il était de l’intérêt de familles aristocratiques mérovingiennes de fonder de tels lieux même si les textes laissent souvent entendre que les familles cherchaient pour leurs filles des mariages avantageux. On peut s’interroger  : Aldegonde a-t-elle cherché à échapper au mariage ou a-t-elle choisi la vie religieuse en plein accord avec sa famille ? Le monastère de Maubeuge est-il l’un de ces «Eigenklöster», monastère patrimonial ?

 

Le monastère d’Aldegonde

 

À quoi pouvait ressembler le monastère d’Aldegonde. Des premiers siècles, Il ne reste pas traces sinon celles qui restent à fouiller dans le sous-sol de Maubeuge, et bien peu de documents. Mais nous pouvons en avoir une idée précise grâce à la remarquable fouilles archéologique d’un monastère de femmes de l’époque mérovingienne situé à Hamage près de Marchiennes. Bâti  vers 630 sur un un îlot sableux dans la vallée marécageuse de la Scarpe, il va connaître plusieurs transformations durant deux siècles et demi.

 

Approchons-nous du monastère. C’est un grande parcelle,  35 mètres sur 70, entouré de solides palissades en bois, et de fossés rempli d’eau. Les religieuses vivent dans des cellules individuelles, petits bâtiments quadrangulaires ou circulaires d’environ 5 mètres de coté, construits en bois sur des fondations de pierre. L’église se trouve un peu plus loin hors de la clôture au bord de la rivière.

 

50 ans après la fondation, le monastère primitif sera transformé. Plus de cellules isolées mais un grand bâtiment toujours en bois. Il mesure 10 mètres sur 18. 12 à 15 religieuses peuvent y vivre dans de minuscules cellules de 2 mètres sur 3, chacune munies d’un foyer pour le chauffage. Elles se retrouvent pour la vie commune dans 3 grandes pièces. On trouve aussi un four et des latrines. L’archéologie en retrouvant des objets de la vie quotidienne et les restes alimentaires témoigne que les religieuses avaient un niveau de vie plutôt élevé pour leur temps se nourissant de porc et d'esturgeon. Nombreux sont les artisans qui ont travaillé sur le monastère, y laissant outils et déchets : verriers, bronziers, forgerons, charpentiers, fabricants de peigne en bois de cerf, pêcheurs, etc.

 

Un peu plus tard encore vers 690-710, les moniales font construire une vaste église, 22 mètres de long. De solides fondations en pierre, le reste en bois, des vitraux. Après leur mort, les religieuses sont inhumées dans des caveaux en bois ou des sarcophages en pierre que l’on place dans la nef. La sépulture de la fondatrice est dans le choeur.

 

Au IXe siècle durant la période carolingienne, le monastère sera de nouveau complètement transformé, avec d’abord une nouvelle église, 24 mètres sur 8, bâtie en pierre. On importe de grands blocs en calcaire. On installe des vitraux colorés ce qui montre le soin apporté à la construction de ce bâtiment. Ensuite on construit de nouveau bâtiment pour les soeurs au sud de l’église, 3 ailes de 7 mètres de largeur qui entourent une cour carré, apparition de ce qui deviendra le cloître médiéval.

 

Maubeuge était sans doute différent, sans clôture, avec deux grandes maisons près de l’église primitive, une pour les soeurs, et l’autre pour prêtres desservants mais Hamage nous donne aujourd’hui la meilleure idée possible de ce quoi ressemblait le monastère d’Aldegonde. On peut en voir dessins et maquette au musée Arkéos de Douai en attendant de pouvoir visiter le chantier de reconstruction de cette abbaye, dans sa forme carolingienne, dans les prochaines années.

 

Vocation et fondation du monastère

 

Les vita nous décrivent la maison de Walbert et Bertille, comme une famille chrétienne où Aldegonde recevra une éducation religieuse de grande qualité. Dans ces années ou Colomban a laissé un telle trace, comment s’étonner de l’attirance à la vie religieuse. La mort des ses parents et l’entrée en possession de leur héritage donne à Aldegonde la liberté de choix. Aldegonde devient «domina», c’est à dire que c’est elle qui exerce l’autorité publique sur tous les domaines qu’ont dirigés avant elle son père Walbert, puis sa mère Bertille. Elle est aidé dans cette tâche par les «ministri» des officiers domainiaux pour gérer de tous ces biens.

 

Aldegonde est libre de fonder un monastère, une décision qu’elle soumet à deux grandes figures de l’église, deux évêques Amand et Aubert. Ils lui donnèrent la consécration abbatiale en 661.

 

Les travaux du monastère de Maubeuge commencent. Les fouilles  de Hamage montrent la capacité à mener en quelques années de très importants travaux de construction. Les Vita racontent le défrichement des bords de Sambre ; la construction de deux lieux d’habitation, un pour les moniales et un pour les prêtres chargés de leur direction spirituelle ; et surtout l’édification de la première église.

 

C’est le début d’une aventure humaine et spirituelle qui va durer plus de 11 siècles. Une aventure qui soulève un certains nombre de questions : Sous quelle règle vivait la communauté ? Comment devenait-on chanoinesse ? À quoi ressemblait leur vie quotidienne ? Quels bâtiments et quelles églises ? Quelles ressources économiques ? Pourquoi et comment la révolution a mis fin à cette histoire ?  De quoi est composé le trésor ? Où s’est développé de culte de sainte Aldegonde ? Quelles traces ont laissé laissé Aldegonde et les chanoinesses dans le Maubeuge d’aujourd’hui ?

 

Sous quelle règle vivait la communauté ?

 

La règle est un mot central dans la vie monastique et une des questions les plus passionnantes de l’histoire des chanoinesses de Mauubeuge. La règle c’est le texte qui organise la vie monastique. Les règles de saint Pacôme, saint Augustin, saint Césaire d’Arles, saint Benoît, saint Colomban sont les plus célèbres d’une longue liste.

 

Dans la Gaule du VIIe siècle, chaque monastère avait sa propre règle, influencée par la personnalité de celui ou celle qui le dirigeait en s’inspirant des grandes règles existantes. Les vita nous montrent Aldegonde échangeant avec sa soeur Waudru sur «la conduite du troupeau». Pas de règle précise, mais une journée structurée par la prière personnelle et communautaire, par une instruction donnée de son vivant par Aldegonde. La liturgie commune des heures rassemblait la communauté plusieurs fois par jour : vigiles (2 h 00 du matin), matines (4 h 00 du matin), prime (office vers 6 h 00), sexte (vers 11h30).  

 

L’absence d’une règle précise fragilise les communautés. L’empire carolingien voudra y remédier en demandant à tous les monastère d’adopter une règle précise lors du concile d’Aix-le-Chapelle en 817. Beaucoup de monastères résisteront à ces demandes. Commence alors pour la communauté de Maubeuge un bras de fer avec les autorités religieuses (les évêques, Rome) et civiles (les comtes du Hainaut) qui durera 4 siècles.

 

Jamais les chanoinesses ne voudront renoncer à leurs traditions issues des temps mérovingiens et carolingiens. Elles voudront rester des femmes pieuses, des Dea devatae vouées au culte de leur fondatrice, une vision partagée par d’autres chapitres de chanoinesses avec lesquels Maubeuge gardera toujours des liens forts : sainte Waudru à Mons, sainte Gertrude à Nivelles... et quelques autres qui se maintiendront des siècles durant en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté et dans les Pays-Bas.

 

Chanoines et chanoinesses

 

Le souvenir des chanoinesses de Maubeuge a traversé l’histoire mais il y avait dans cette ville, non pas un mais deux chapitres. Au coté des chanoinesses, la présence de prêtres était indispensable pour le culte et la direction spirituelle des religieuses. Aldegonde fait construire  un second bâtiment pour 12 prêtres.

 

Vers ???, c’est un groupe de chanoines de Saint-Quentin avec Hugues de Vermandois qui viennent s'installer à Maubeuge et obtiennent une partie des biens du Chapitre ainsi que l'église Saint-Pierre, une situation qui entraînera des conflits entre les deux communautés.

 

Comment devenait-on chanoinesse ?

 

Les premières compagnes d’Aldegonde furent ses nièces Aldetrude et Maldeberte, donc de famille aristocratique. On ne sait rien de l’origine des autres. Mais l’histoire du chapitre nous montre un volonté forte d’en limiter l’accès à des filles de famille noble. En 1200, l’empereur Otton IV décréta que les chanoinesses devaient justifier de quatre quartiers de noblesse paternels et maternels. En 1538, le pape Paul III fait préciser modalités d’accès. On en est à huit quartiers et il faut fournir des actes écrits qui puissent prouver la demande.

 

C’est entre 3 à 12 ans qu’on entre au chapitre. Il faut être vierge, ni bossue, ni boiteuse et avoir des oreilles et de membres entiers. Il faut aussi être nés de parents mariés. Il n’est plus le temps ou le chapitre pouvait accueillir Jeanne et Lucie de Bourgogne dont le père était évêque de Cambrai.

 

Nouvelle condition d’accès au 17e siècle demande qu’une postulante puisse être «adoptée» par une tante ou grand-tante, elle-même chanoinesse du Chapitre ce qui va amener de véritables lignages. François Caron a étudié le parcours de 525 chanoinesses issues de 180 familles. 5 familles représentent 17% des chanoinesses et 26 familles représentent 46% des chanoinesses. 273 des 525 chanoinesses recensées après 1213 ont au moins une sœur elle même chanoinesse de Maubeuge. On dénombre ainsi 98 doubles fratries, 23 triples fratries, et deux fratries de quatre chanoinesses.

 

On peut parler d’une véritable stratégie des familles aristocratiques de placement de leurs filles dans différents chapitre à Maubeuge, à Mons, à Nivelles ou ailleurs. Quand Marie-Catherine-Françoise de Sainte-Aldegonde est mise en possession de sa prébende, le 28 avril 1714 au Chapitre noble de Sainte-Waudru à Mons, 5 de ses tantes ont présentes.  Deux sont chanoinesses de Mons, deux de Maubeuge, une de Nivelles ; Est aussi présente sa grand-mère elle-même fondatrice d’une maison d’éducation pour jeunes filles à Tournai en 1676.

 

Il ne faut jamais oublier que jusqu’en 1678, Maubeuge fait partie des Pays-Bas méridionaux alors sous domination autrichienne. Dans chacune des provinces existent des assemblées comprenant des représentants de la noblesse, du clergé et du tiers-état. On remarque la similitude entre les familles nobles représentées dans ces assemblées et les familles dont les filles entrent dans les chapitres de chanoinesse. 19 des 25 familles les plus représentées aux Etats-Nobles sont représentées à Maubeuge.

 

Aux 17 ème et 18ème, les exigences de preuves sont renforcées rendant toujours plus complexe le dossier d’admission. Il fallait en effet prouver par trois actes chacun des degrés de noblesse. On peut parler du chapitre comme d’une forteresse aristocratique mais une forteresse assiégée par un certain nombre de contestations.

 

Déjà Jacques de Vitry au 13e siècle faisait un portrait critique de la communauté : «des femmes qu’on appelle chanoinesses séculières, [... qui] ne veulent recevoir dans leur communauté que des filles de chevaliers et de nobles, car elles préfèrent la noblesse du péché à la bonté et à la noblesse des mœurs. Elles s’habillent de pourpre, de batiste, de fourrures grises et d’autres habits de luxe, la tête entourée de cheveux tressés, enveloppés de précieux ornements, [...] se servent de fourrures d’agneau des plus fines et délicates. Si l’une d’elles, par humilité, prétendait porter du drap, elles la diraient misérable, abjecte, hypocrite, et ne pourraient tolérer le déshonneur fait à leur noblesse. Elles sont entourées de clercs, de jeunes filles et de jeunes domestiques qui les servent, et elles prennent des repas splendides dans leurs maisons personnelles».

 

Le 18 août 1781, un arrêté royal tente de limiter les exigences généalogiques afin d’ouvrir le chapitre à de nouvelles familles issues de la noblesse de robe. Cet arrêté va rencontrer une vivre opposition et une volonté de faire casser cet arrêt. S’ensuivra un long combat judiciaire toujours pas achevé alors qu’éclate la révolution française.

 

À quoi ressemblait leur vie quotidienne ?

 

La vie au chapitre commençait par 3 années de scolarité pendant lesquelles les jeunes filles habitaient dans l’enclos faisant du Chapitre noble un véritable pensionnat. Leur programme scolaire très libre et  laissé à la discrétion des familles, s’inspirait de la vie de la fondatrice Elles entraient au Chapitre en mai, juin ou septembre, pouvant prendre 3 mois de vacances, en continu ou par tranches. Il arrivait que des chanoinesses prennent un an de vacances.

 

Si les filles savaient lire et chanter, elle rentraient en première année. Elles étaient alors qualifiées de «filles en drap» et prenait part à la liturgie des heures. En deuxième année, devenues «filles en pelisse», elles étaient tenues d’assister à tous les offices en coiffe et costume d’église, debout dans le chœur. En troisième année enfin, dénommées «fille en Etat», elle pouvaient prendre part à toutes les fonctions et offices de chœur, coiffées en pièces, et portant une barbette de crêpe. Lors des processions, elles revêtaient une coiffe empesée, un long surplis et un manteau, en velours l’hiver et en soie l’été, garni d’hermine grise.

 

Au coeur de leur instruction, se trouvait la réflexion sur le choix entre le mariage et le célibat. Au bout des trois ans de formation, les jeunes filles devaient choisir de partir ou de rester. Si tel était leur choix, elles devenaient grandes chanoinesses pouvant dès lors disposer d’une maison du Chapitre en ville, avec femme de chambre et domestiques.

 

(Voir la suite dans la seconde partie)

Article publié par André-Benoît DRAPPIER • Publié le Mercredi 06 août 2014 • 6338 visites

keyboard_arrow_up